jeudi 3 décembre 2009

Quand le curé n'est pas là

Quoique cela ne fasse qu’ajouter en redite à la multitude des articles disponibles à ce sujet, et bien que le témoignage, s’il se veut personnel, nécessite un certain empirisme et, par conséquent, quelque chose d’un peu suspect s’il s’en tient là, il m’apparaît qu’un carnet québécois ne saurait avoir un goût d'achevé si, abordant tout sujet, il lui manquait une considération ou deux sur cette pierre angulaire, cet élément proéminent (nous exagérons déjà) des langues québécoises, acadiennes et franco-ontariennes : le sacre.

La coercition cléricale, qui pèse sur l’histoire du Québec des origines à la Révolution Tranquille, a favorisé au milieu du XIXe siècle l’émergence d’un complexe de jurons rangés sous trois paradigmes : celui des personnages de la Bible, celui des concepts chrétiens et celui, plus connu, des objets du sanctuaire. On devine bien le soulagement que pouvait procurer, vis-à-vis de l'institution, l’emploi transgressif de ces mots, en même temps qu’on ne saurait y voir la naissance d’un athéisme : il faudra attendre le milieu du XXe siècle pour que la religion recule sensiblement. Les mots avaient donc double emploi, et sitôt passé le seuil de l’Eglise, le pratiquant québécois retrouvait toute sa déférence pour le tabernacle et l’hostie. Comment ? Sans doute parce que la fonction du sacre est purement expressive, non référentielle : on ne pense pas à la chips divine lorsqu’on lance un « hostie ! ». Mais dès lors où le mot retrouve sa fonction référentielle, il quitte le domaine profane et recouvre sa charge sacrée.


Cependant, on voit très clairement que cette distinction n’a pas suffit. En effet, une littérature abondante privilégie une orthographe des sacres nettement différente de celles des mots religieux, quand bien même cette orthographe n’a aucune réalité phonétique : on préfère ainsi « ostie » à « hostie ». En revanche, d’autres termes, et parmi les plus employés, se sont réellement distingués de ceux dont ils tirent leur origine : il en va ainsi du sacre le plus fameux, qui n’aurait aucune raison de s’écrire « tabernacle » puisqu’on ne le prononce jamais [tabernakl] mais bien plutôt [tabarnak], ou encore de « câlisse », qui écrit ainsi suggère une prononciation différente de la première voyelle.

Façon ou non de se détacher du mot religieux, ces orthographes et prononciations variables pointent une caractéristique fondamentale du sacre franco-canadien : sa nature profondément polymorphe. En témoigne ces quelques déclinaisons :

Ostie, estie, astie, stie
Câlisse, câlique, colasse
Ciboire, cibouère
Tabarnak, tabernik


Encore que certains sacres ne varient guère : si cette polymorphie est fondamentale, c’est surtout en raison de la facilité du sacre à voguer d’une catégorie grammaticale à l’autre, quittant l’interjection pour se substantiver, et de nom devenant adjectif, puis adverbe, et parfois même verbe. Plutôt qu’une liste exhaustive montrant quel sacre peut être employé sous quelle forme, nous nous contenterons de vous laisser rêver sur quelques exemples :

Interjection : « Stie ! J’ai laissé l’écureuil dans ma trousse. »
Substantif : « L’estie / le ciboire / le tabarnak / le criss / le câlice d’écureuil a encore mangé tout le grain des oiseaux. »
Adverbe : « Cet écureuil est câlissement doué. »
Verbe : « Je vais en câlisser une à ton écureuil si y décrisse pas tut’suite. »
Verbe + préposition : « Cet écureuil me met en maudit. »

Cette malléabilité grammaticale permet la création de phrases tout à fait logiques : « Stie ! Le tabarnak a sacrament crissé le ciboire de câlice… ».
En outre, le sacre se prête extrêmement bien à la combinaison, au point que le but du jeu semble parfois de tous les dire en un seul souffle – si on compte les variantes, il faudrait inventer un concours. Le français se plaît aussi à enchaîner les jurons, mais disposerait-t-il d’assez d’oiseaux pour rivaliser avec un : « sacrament, l’ostie de câlice de tarnarnak d’estie de viarge de ciboire a encore prévu d'la neige » ?

Illustrations : Emile Borduas, projet de décoration pour la chapelle d'un château

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