dimanche 24 janvier 2010

Les gens n'aiment plus l'hiver II

Il n’y a que les maudits Français pour goûter l’hiver des Québécois ; les Québécois, eux, préfèrent de loin la Floride. La neige, le froid, c’est un peu la perruque dans la soupe, l’abomination tri-semestrielle qu’il faut subir de quatre à six mois, et dont consolent de moins en moins les étés décadents.

Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. C’est ce que s’attache à montrer l’anthropologue Bernard Arcand dans son article « Mon grand-père aimait l’hiver »,* dont la partie médiane déploie en gros traits l’histoire des rapports du Québécois à sa saison froide, du XVIe siècle à nos jours : histoire en courbe, qui met en lumière une très nette régression des mentalités – d’où le grand-père du titre.


On sait tous un peu l’horrible petite histoire des premiers Néo-Français : Cartier découvre la région de Québec en plein été, en conclu on ne sait trop comment que le climat n’y est guère différent de celui de France, et l’année d’après, c’est 25 marins qui périssent sur les 110 de l’équipage, à cause du froid, du scorbut, et de l’incapacité de communiquer avec les indigènes. Soixante ans plus tard, Champlain fera passer l’hécatombe du quart aux trois-quarts de l’équipage, avant de stagner autour d’une bonne moitié par hiver.

Et puis, par la force des choses, les colons commencent à s’habituer : ils bricolent, essayent, cessent de s’habiller en français, adaptent leur nourriture, empruntent à l’Europe du Nord et aux Amérindiens de nouvelles techniques de construction, et le tout « si bien que cent ans après les débuts de la colonie on grelottait déjà moins à Québec qu’à Versailles », s’amuse l’anthropologue.

De mortel, l’hiver devient vivable, et même tout-à-fait agréable. Ce qui se comprend facilement : pour une population essentiellement paysanne, les mois de neige sont autant de vacances. Arcand rapporte à ce propos les observations de l’Irlandais Isaac Weld, de passage en ex-Nouvelle-France en 1799 : « lorsqu’on a passé un hiver en ce pays, écrit-il, on commence à ne plus tant redouter la rigueur de cette saison ; et quant aux Canadiens, ils la préfèrent à toutes les autres. C’est pour eux le temps du repos et des plaisirs » - on est donc loin, en ces temps reculés, de « l’ostie de marde blanche » contemporaine. Donc, les Québécois ont aimés l’hiver. Et la culture québécoise s’est faite en hiver. Le conte et la chanson, encore si vivaces, et fondamentaux dans ce pays, sont nés durant les longues soirées oisives où tout le village se réunissait pour décliner le temps en fêtes continuelles.


L’époque d’Isaac Weld constitue le sommet de la courbe ; le XIXe siècle, la révolution industrielle et l’exode rural qu’elle engendre en amorcent le déclin. Une usine peut fonctionner sous la neige, donc l’hiver doit devenir une saison de production comme les autres. Autrefois synonyme de longs repos et de fêtes, l’hiver devient, rapidement, saison ennemie de l’industrie : « il fallait donc s’attendre à ce que les efforts pour combattre la saison froide ne connaissent plus aucun répit. De fait, depuis au moins un siècle, la lutte contre l’hiver s’est transformée en acharnement obsessionnel ». Pour vaincre l’hiver, Montréal est devenue la plus grande ville souterraine du monde (29 kilomètres de corridors relient 10 stations de métro, 2000 commerces, 4 universités, 4 gares, 20 centres commerciaux et 80% des bureaux du centre-ville), et le gouvernement dépense chaque année des sommes colossales pour maintenir son réseau routier contre accumulations et tempêtes. Comme l’illustre Arcand (et je l’ai vérifié moi-même), on peut tout-à-fait vivre au Québec sans jamais croiser l’hiver : « [le] Montréalais moyen pourrait traverser l’hiver en robe de chambre. Peu lui importe qu’à l’extérieur le mercure indique -27°C avec des vents en rafale de 65 kilomètres-heure transformant en poudrerie les 18 centimètres de neige tombés la veille ». Bref.

L’effet pervers de cette victoire est que l’hiver disparaît des imaginaires et redevient étranger aux Québécois. Il n’est dès lors plus concevable qu’une telle saison soit un problème, et sitôt qu’elle le redevient, le temps d’une panne d’électricité ou d’une chute de neige plus importante que la normale, on crie au scandale, on accuse la bavure, et le bulletin météorologique, nourrit de toutes ces inquiétudes et de ce ressentiment, accroît son empire jusqu’au bas des écrans d’ordinateurs. « Chaque étape de notre progrès insatiable dans la lutte contre l’hiver rend celui-ci un peu moins tolérable », c’est ainsi que le progrès nourrit le découragement collectif.


Pour Arcand, le problème vient de ce que l’ensemble des pays du monde, en s’industrialisant, ont adoptés les modes de vie des climats sous lesquels la révolution industrielle est née. Le Québec en est ainsi venu à lutter contre le bon sens, maintenant à plein régime sa production et ses services dans les pires conditions, à coups de millions dépensés chaque jour ne serait-ce que pour l’entretien des routes ou le chauffage intensif des locaux : « l’organisation classique du travail industriel dans un pays aux hivers rigoureux constitue une véritable insulte à la nature », s’emporte l’anthropologue, accusant une véritable aliénation collective éloignant la population de son environnement. Aussi avance-t-il la proposition, qu’il juge audacieuse, de déclarer « les mois de janvier et de février période de vacances nationales », la période l’été étant après tout la plus agréable pour travailler. L’idée (me) fait rêver, mais peut sembler plus fantaisiste qu’audacieuse ; cependant, on laissera sa chance à Bernard Arcand, qui ne fait là que l’esquisse d’une proposition qu’il déploie pleinement dans un autre ouvrage, Abolissons l’hiver ! (Montréal, Editions du Boréal, 1999).

*In Espace et sentiment, ouvrage dirigé par Stéphane Batigne et publié en 2001 aux éditions Autrement.

2 commentaires:

  1. Ici aussi, les gens n'aiment pas l'hiver. A commencer par le département de littérature de Saint Denis, qui se voit relégué (Gérard Dessons en tête) à la salle C225 qui est scandaleuse d'isolation râtée.
    Un "froid d'enfer"...

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  2. C'est intéressant cette entrée.

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